«Parti des rouges, parti des gris.
Nos révolutions sont trahies…»
…chantait de sa voix chaude Jacques Marchais, sur un vieux 33 tours des années septante.
Cette phrase vient à mon esprit dans cette cuisine fraîche. Dehors, c’est la canicule, écrasante, sur les monts d’Ardèche, les forêts de châtaigniers, les murs de pierres sèches.
Membres du POP neuchâtelois, parce que pour eux on ne pouvait pas être autre chose que communistes, ils avaient au fil des ans retapé cette maison, perdue tout au bout d’un mauvais chemin. Ils pensaient y vivre une longue et paisible retraite.
Au cours d’une vie, on rencontre des gens qui vous font retrouver foi en l’espèce humaine. Pour moi, ce couple était de ceux-là.
Lui, s’en est allé bien trop vite, il y a sept ans. Elle est restée seule dans cette grande bâtisse de pierres, accrochée à la montagne. Droite, vive, l’œil bleu pétillant, portant allégrement ses cheveux blancs et ses quatre-vingts étés, elle n’a rien renié des idéaux de sa jeunesse. Pour l’amie chanteuse et le camarade qui m’accompagnent, elle plonge dans sa mémoire.
C’était il y a soixante ans, c’était un temps d’espoir, de libération des peuples. La décolonisation, en marche aux quatre coins de la planète, apportait dans ses bagages, enfin, la promesse du bonheur et de la justice pour tous. Française, étudiante, elle avait tout naturellement rejoint les rangs des opposants à la guerre d’Algérie. Plus âgés que moi, l’amie et l’ami ont vécu cette époque, et autour de la table s’échangent des noms de gens d’honneur: tel religieux qui faisait franchir les frontières aux clandestins, telle femme qui avait organisé l’évasion de détenues algériennes, tel suisse qui avait payé de sa liberté son travail d’imprimeur pour le FLN. Elle, discrète, évoque rapidement son rôle de porteuse de valises, et les années passées en prison, que lui avait valu son engagement.
Derrière les volets entrouverts, le chant des cigales, ici, la pénombre et les souvenirs. L’un de nous dit en soupirant:
– Et aujourd’hui…
Tant d’espérances, d’enthousiasme, tant de morts et de souffrances, tant de fraternité. Pour arriver à quoi, à quel pays?
La même question, ou presque, s’est posée quelques jours auparavant, lorsque nous écoutions un compagnon parler de Managua, où il vit depuis des années, et de la direction vers laquelle le couple Ortega – Murillo semble maintenant entraîner le Nicaragua…
Nos révolutions sont trahies?
Pour conserver l’espoir, je retourne dans la cuisine ardéchoise, je me remémore le sourire tranquille et la détermination sans faille de la vieille militante.
Par Michel Bühler – Article publié dans “Résistance” le journal du POP Vaudois