REPORTAGE L’Espagne fêtait récemment les 5 ans du 15-M

REPORTAGE• L’Espagne fêtait récemment les 5 ans du 15-M, mouvement espagnol des indignés. L’occasion de découvrir à Madrid les premiers projets participatifs de la Municipalité de Manuela Carmena, élue l’été dernier, et d’évaluer les perspectives pour les prochaines élections nationales. Rencontre avec six militants issus de ce mouvement.

Mauricio Valiente Ots, membre de l’exécutif de Madrid, salue l’alliance avec Izquierda Unida

Il nous reçoit dans son bureau, dans l’administration communale du quartier de Chamartin. Comme dans les autres lieux officiels, la sécurité est de mise: les sacs passent aux rayons X, et les visiteurs au détecteur de métal. Un héritage des attentats basques contre l’Etat espagnol. Mauricio nous présente le quartier: historiquement populaire et résistant au franquisme, il est devenu plus cossu et les coopératives ouvrières de logement se transforment lentement en copropriétés. Mauricio s’excuse du peu de temps à disposition, et évoque les enjeux des élections générales espagnoles, prévues le 25 juin. La veille, Podemos et Izquierda Unida ont annoncé leur projet de s’allier (voir notre édition du 13 mai). Une coalition rejointe par les écologistes de Equo, et divers partis plus locaux. L’enjeu est de taille: les précédentes élections, en décembre 2015, ont vu le recul du Partido Popular (PP, droite) et du Parti Socialiste (PSOE), et n’ont pas pu constituer de gouvernement. Podemos et ses alliés avaient obtenu 69 sièges, en troisième position derrière le PSOE (90 sièges).Ces derniers ont refusé un gouvernement à parts égales avec Podemos et ont proposé une solution à trois, avec le parti de centre-droit Ciudadanos.

Le PSOE et bon nombre de médias attribuent l’échec de cette coalition à Podemos, qui doit donc montrer sa capacité à tisser des alliances pour proposer de réelles alternatives. Pour Mauricio, l’alliance a aussi son importance: avocat né en 1966, il débute comme militant du Parti communiste espagnol (PCE), et participe à la création de la Gauche unie (Izquierda Unida) en 1986. En 2015, il défend la participation d’IU au sein d’Ahora Madrid – l’équivalent local de Podemos, qui réunit les mouvements émergents des manifestations de la Puerta del Sol. Lorsqu’IU-communauté de Madrid a refusé cette stratégie, il a dû quitter la section de son parti, pour se présenter sur la liste d’Ahora Madrid. Avec un succès évident: il préside depuis un an le parlement madrilène et fait partie des 9 membres de l’exécutif. L’alliance entre IU et Podemos correspond donc à une ligne qu’il défend de longue date.

Michel Ortiz et Silvia, militants, s’investissent dans les assemblées citoyennes de leur quartier

Michel et Silvia ont fui la dictature argentine dans les années 80. Après une série de voyages, ils se sont arrêtés à Madrid il y a une dizaine d’années. Ils ont adhéré à Podemos, alors qu’ils ne s’étaient jusque-là affiliés à aucun parti en Espagne.
Michel et Silvia évoquent en plaisantant le remue-ménage provoqué par l’entrée de Podemos au parlement national. Parmi ses élus, l’un porte des dreadlocks, une autre est noire et lesbienne affichée, une troisième a fait scandale en allaitant son enfant dans l’assemblée. Et la diversité ne s’arrête pas là: pour les prochaines élections l’un des candidats est un haut gradé, retraité de l’armée nationale. Michel s’amuse: de son passé militaire, il garde seulement une posture martiale, lorsqu’il annonce que le parti l’a investi pour les élections nationales.

Michel et Silvia s’investissent pour les assemblées citoyennes de leur quartier. L’opération n’est pas gagnée, dans le quartier conservateur de Salamanca. La participation aux réunions est parfois faible, et nombre de propositions hors des compétences de la ville. A quelques reprises, Michel et Silvia ont repéré des propositions téléguidées par des entrepreneurs pour favoriser leurs affaires. Cela n’empêche pas leur intérêt pour cette démarche. Selon eux, le 15-M a évité à l’Espagne le renforcement de l’extrême-droite: les deux tendances se fondent sur l’indignation populaire, mais le 15-M favorise le partage avec ses voisins, alors que l’extrême-droite l’utilise au profit de leurs leaders. Certaines séances du 15-M sont “abominables”, nous dit Michel; mais chacun s’y exprime. Les assemblées sont subdivisées en petit groupe, pour donner la parole à chacun.

Etrella Galán Pérez et Nuria Díaz Sacristán, rappellent que Madrid est «Ville Refuge»

Toutes deux représentent la CEAR, Commission espagnole d’aide aux réfugiés. L’organisation, qui existe depuis plus de 30 ans, exerce un équilibre compliqué entre exécution de tâches publiques et critique de la politique d’asile. Sur mandat de l’Etat, elle assure l’hébergement et l’accompagnement de réfugiés aux côtés de la Croix Rouge et d’autres organismes. D’autre part, elle garde une certaine indépendance politique et financière, tout en dénonçant les failles de la politique d’asile espagnole. La reconnaissance de l’asile est de la compétence de l’Etat et l’Espagne ne bénéficie ni d’une longue tradition, ni d’une grande implication. En 2014, seules 5’947 demandes d’asile ont été enregistrées, soit 0,95% des demandes de l’Union Européenne. En 2015, on compte 15’000 demandes, un chiffre modeste en comparaison européenne. Parmi celles-ci, le taux d’acceptation est bas: 31% selon les derniers chiffres, mais 10% seulement si l’on excepte les Syriens.

Parmi les demandeurs d’asile, le taux de chômage est élevé, d’autant plus avec les difficultés du marché du travail actuel. L’Espagne se décharge des requérants d’asile sur d’autre pays: elle assiste à la «fuite vers le Nord» de celles et ceux qui arrivent sur ses rives, et tentent d’échapper aux accords de Dublin pour déposer leur demande ailleurs en Europe. Elle est aussi précurseur de l’accord de réadmission entre l’UE et la Turquie: depuis plusieurs années, elle pratique de même avec le Maroc, où elle renvoie des requérants, sans que ceux-ci se voient garantir une protection adaptée. Madrid a rejoint les Villes Refuge, et affiche une banderole «Refugees Welcome» sur le Palais des communications, le siège du parlement madrilène. Une mesure symbolique forte, mais qui a des effets pratiques modestes jusqu’à présent, vu le blocage politique au niveau national. Des places ont été mises à disposition; pour le moment, on compte 18 personnes relocalisées depuis l’Italie.

Pablo Soto Bravo, membre de l’exécutif de Madrid, a été poursuivi par des multinationales

Pablo Soto Bravo, né en 1979, s’est d’abord illustré comme informaticien. Il a développé des applications de partage, qui lui ont valu des attaques de firmes telles qu’Universal, Warner, Emi et Sony, dont il a été acquitté. Elu à l’exécutif de Madrid, il est en charge de la participation citoyenne, de la transparence et de la gestion ouverte. Dans ses bureaux, sur la très centrale calle Alcala, il nous parle de son entrée en fonction: il a trouvé le bureau sans connexion internet, occupé par une immense table de réunion en bois sombre. Aujourd’hui, il nous reçoit autour d’une table ronde plus modeste, sous les photos d’une banderole «Résistance». Impliqué dans le mouvement du 15 mai, Pablo nous en raconte le parcours, des premiers jours aux perspectives politiques de Podemos.

Sous la bannière Democracia Real Ya! (Vraie démocratie maintenant!), une série d’associations organise des manifestations, fédérées autour de la défense d’une démocratie directe, de l’opposition aux logiques de marché et du large recours aux médias sociaux pour communiquer (Twitter, Telegram). Le 15 mai 2011, quelques dizaines de manifestants tentent de passer la nuit sur la place de Puerta del Sol, et se trouvent brutalement chassés par la police. Alertés par les réseaux sociaux, ce sont des milliers de personnes qui se réunissent dans les jours qui suivent à Madrid, puis dans d’autres villes. Le mouvement jouit d’une large part d’opinions favorables dans le public.

Après quelques mois d’occupation de la place, le mouvement se disperse dans les quartiers – cela représente une perte de visibilité médiatique, mais permet une meilleure prise sur les réalités populaires. Les revendications qui émergent sont multiples: opposition aux expulsions et occupation de logements vacants, défense du système de santé publique, de l’accès à la formation, lutte contre les licenciements, pour un réseau d’eau public. Les actions sont également diverses: le congrès se trouve encerclé, des chaînes de télé et de radio internet sont créées. Un parti X est créé dans ce contexte, dont le seul programme est de voter au parlement selon les positions populaires. Le résultat est mauvais, mais le principe de constituer un parti est acquis.

Podemos sera fondé en janvier 2014. Aux communales de juin 2015, il parvient à l’exécutif de trois principales villes: Madrid, Barcelone et Valence, et s’implante dans un tiers des communes. Dans la capitale, la coalition populaire d’Ahora Madrid réunit 32% des voix, et constitue un exécutif en collaboration avec le PSOE. Le système politique espagnol, héritage de la transition du franquisme à la démocratie de 1978, laisse des pouvoirs restreints à la population. Les initiatives nationales, qui doivent réunir un demi-million de signatures, sont uniquement soumises au Parlement. Sur les 93 qui ont été déposées, 91 ont été refusées, et les 2 autres n’avaient pas d’implication majeure. Un million et demi de signatures ont ainsi été réunies au sujet des dettes hypothécaires, et l’initiative a été classée par le plénum en 5 minutes. C’est pourquoi Podemos interpelle le PSOE, appelant à une alliance pour le Sénat. En effet, cette chambre peut actuellement bloquer toute réforme constitutionnelle.

Gregorio Planchuelo Sainz et Raimond Garcia, gèrent un système de consultation populaire via internet

Gregorio et Raimond se sont croisés durant les nuits sur la Puerta del Sol. Gregorio Planchuelo, cadre au ministère de l’éducation, finissait ses journées incognito comme manifestant. Raimond Garcia développeur indépendant, s’était investi sur internet pour le parti, qui cherchait à utiliser les moyens électroniques comme outils démocratiques. Dès juin 2015, Gregorio s’est trouvé chargé de la participation citoyenne. Raimond Garcia a été engagé pour le développement du site participatif www.decide.madrid.es. Dès l’âge de 16 ans, les habitants enregistrés – indépendamment de leur nationalité – peuvent y contribuer à trois volets distincts: les budgets participatifs, les propositions, et les processus sectoriels. Les processus sectoriels concernent typiquement des projets urbanistiques.

Sous le volet «proposition», chaque citoyen peut déposer son idée, et soutenir celle des autres. Celles qui obtiennent un soutien de plus de 2% de la population sont soumises au vote. Mais actuellement, ce sont les budgets participatifs qui font l’actualité. 60 millions ont été attribués pour Madrid: 24 pour l’ensemble de la ville, et 36 répartis entre chaque district. La clé de répartition était proportionnelle à la population, et inversement proportionnelle au revenu par habitant de l’arrondissement. Depuis février 2016, ce sont plusieurs centaines de séances qui se sont tenues pour que chaque citoyen – et chaque assemblée – puisse déposer des propositions d’investissements. Peu importait qu’elles soient chères ou bon marché, localisées ou globales, seules trois limites étaient fixées: la proposition devait être faisable et légale et représenter un investissement de la compétence de la ville de Madrid.

Ce sont 5’500 propositions qui sont parvenues jusqu’au 31 mars. Du premier au 15 avril, les habitants pouvaient soutenir les propositions. Les 1’000 qui avaient le plus de soutien ont ensuite été évaluées par l’administration, afin de fixer leur coût. La troisième phase sera décisionnelle: du 15 mai au 30 juin, chaque habitant pourra «faire ses courses» parmi les propositions. Il mettra dans un «caddie» les investissements qui lui paraissent les plus importants, avec une limite de 60 millions de dépenses. Le projet, lancé le jour de l’anniversaire du 15-M, sera emblématique. Dès janvier 2017, les projets qui auront reçu le plus de soutien seront réalisés, dans la limite de l’enveloppe de départ.