À Renens, un projet participatif d’accueil pour les femmes touchées par l’itinérance tente de mieux saisir ce qui se joue dans les interactions entre dispositifs et bénéficiaires, en plaçant l’expérience des femmes au centre.
Par Karine Clerc, municipale, Aurélie Deblue, responsable de l’office du logement, Renens, et Patricia Fontannaz, travailleuse sociale, Rel’Aids, Lausanne.
Des femmes réunies autour de la table. La porte-fenêtre est ouverte, deux d’entre elles se tiennent dehors avec leur chien. Contre le mur, des grands post-it, sur lesquels sont inscrits des projets, les termes d’une charte en élaboration, des dessins.
Comme chaque jeudi, le café des Lionnes démarre. Cet espace est un lieu de rencontre pour femmes vivant ou ayant vécu dans l’itinérance. Elles se sont nommées « les Lionnes », en guise d’affirmation de ce qu’elles visent, quoi qu’elles vivent. Cet endroit est né de la démarche participative initiée deux ans auparavant, dans le but de créer un lieu d’accueil et d’hébergement réservé aux femmes en situation de précarité.
Tour de table météo. Une jeune femme revient, après une période de retrait. Une autre vient pour la première fois, partage sa quête de retrouver une place, à l’étroit dans une vie vécue comme n’étant pas la sienne. D’autres évoquent les difficultés de cohabitation dans une pension, la joie d’avoir revu fille et petites-filles après deux ans, l’inquiétude de voir son ado partir en camp ou encore la colère et le désarroi de ne pas se sentir entendue face à son tuteur. Déposer ce qu’on vit n’est jamais anodin. C’est un café des Lionnes, ordinaire.
S’appuyer sur le témoignage des expertes
Tout a commencé par un échange informel, entre représentantes de différentes instances : politique, administration et travail social. Une travailleuse sociale décrit le parcours de ces femmes qu’elle côtoie, dans les interstices des lieux identifiés comme des lieux de la marge : « si on pouvait un jour, donner une visibilité à ces interstices, qui nous apprennent tellement de choses sur ce que devrait être le travail social ». L’échange se poursuit. Des discussions sont menées avec les femmes rencontrées dans la rue. L’idée prend forme ; construire un projet avec et pour des femmes qui sont dans ou ont connu l’itinérance ; un lieu qui correspond à leurs besoins spécifiques, qui se développera et fonctionnera avec elles. Un lieu qui leur ressemble, auquel elles peuvent s’identifier.
Le projet démarre vraiment en 2019. L’opportunité de disposer d’une maison donne l’impulsion à une démarche participative, soutenue au niveau communal et cantonal. L’équipe du Rel’Aids [1] y voit un fort intérêt à mener plus loin un projet d’élaboration par les pair·e·s, à partir des savoirs d’expérience des femmes concernées.
La confiance accordée par les femmes à l’équipe du Rel’aids facilite l’adhésion, dès le départ du projet, de plusieurs d’entre elles. Ce lien de confiance tissé petit à petit dans les espaces informels, notamment dans la rue, a en effet contribué à créer un socle de mobilisation, un espace de partage de savoirs. Au fil des rencontres, devenues hebdomadaires dès août 2021, le collectif des Lionnes prend forme : une quinzaine de femmes le rejoignent, affirmant leur volonté d’apporter leur expertise sur la thématique du logement et du sans-abrisme, plus largement, d’une marginalité subie et des stratégies pour s’en soustraire.
Pour les travailleurs et travailleuses sociales, il s’agit d’accompagner le groupe, croire en la perspective que leur expérience de vie dans la rue sera source de transformation. Peu à peu, une charte s’élabore, un flyer prend forme, un logo se dessine… Les rencontres dans la maison en rénovation s’animent, les savoirs se structurent au cœur du café des Lionnes du jeudi.
L’expérience des femmes
La première étape de cette démarche participative a mis en évidence des parcours de vie marqués par des ruptures, poussant ces femmes en dehors des sentiers battus. Elles ne souhaitent toutefois pas être définies par ces trajectoires qu’elles n’ont pas choisies. Elles veulent exister en tant qu’être humain, non pas en tant que bénéficiaires d’une mesure, d’un énième suivi psychosocial ou médical ou d’un numéro de dossier administratif.
Ne pas se laisser enfermer, telle est en effet la devise de ces femmes qui se rendent invisibles, rasant les murs et évitant les lieux d’hébergement d’urgence, laissant croire que les personnes sans-abris sont essentiellement des hommes [2]. Elles refusent d’être contenues dans une identité d’assistée, où l’expérience est réduite aux contours des dispositifs existants, dont dépendent les ressources matérielles, insécures et sans perspective. Ce qu’elles revendiquent, c’est d’être reconnues avec leurs compétences et la mise en valeur de l’expérience vécue. Il s’agit de (re) devenir actrice de sa vie et de faire partie du changement dans le dispositif d’accueil et de soin aux personnes qui vivent ou ont vécu l’itinérance, en prenant en considération leurs besoins spécifiques. Elles souhaitent construire leur vie, donner leur avis — qu’elles ont eu le temps d’élaborer sur leur chemin —, et être prises en compte. Des institutions, elles restent marquées par le sentiment d’une étiquette, marquée au fer rouge, d’inaptitude et d’assistance.
Créer un lieu qui corresponde aux besoins réels
Ce qui ressort de la démarche participative, c’est aussi le sentiment d’une insécurité permanente, l’intimité impossible et l’état « aux aguets » liés aux conditions de l’hébergement d’urgence, déclinable de différentes manières : lieux collectifs, où se joue la guerre des places et le repli, lieux masculins la majeure partie du temps, forçant à des stratégies d’invisibilité. Ou solutions plus ponctuelles, plaçant les femmes dans une situation où les loyautés de « l’aide » offerte jamais sans condition, les mettent face à un déplacement des frontières de l’identité. Dire non aux intrusions, qu’elles soient sexuelles, familiales, administratives, c’est impossible ou presque, lorsque l’on se trouve dans la précarité et le besoin de protection immédiat. Sur leur route, parfois, des rencontres aident toutefois à regagner foi en soi. « J’ai rencontré un homme, un jour, qui m’a aidée sans rien demander en contrepartie. Il m’a hébergée, il m’a parfois donné de l’argent, et a joué un rôle fondamental car pour moi, au-delà de l’aide directe qu’il m’apportait, il m’a permis de reprendre confiance, parce que mon corps et ma vie m’appartenaient ».
Les institutions sociales sont souvent vécues comme intrusives. En échange d’une aide matérielle, des regards jugeant (pour une mère toxicomane), des mesures de contrôle vécues comme une énième violence, alors que celles qui témoignent le disent elles-mêmes : nous reconnaissons nos difficultés. Mais cheminer vers une vie meilleure, c’est partir de nous. Ce n’est pas « correspondre à quelque chose qui est extérieur ». Le rapport du projet conclut à un fossé entre les besoins et les attentes des femmes, dans la rue, et les offres du dispositif actuel. Face à ces constats, ces personnes adoptent des stratégies de « soustraction » pour se mettre à l’abri de la honte, de regards qui les définissent comme elles ne veulent pas être « j’allais me cacher à la bibliothèque avec mon sandwich en hiver », rapporte l’une d’elles. Source d’isolement, cette invisibilité les prive d’envisager d’autres perspectives. C’est là le sens voulu par ce projet qui leur est destiné : un accueil inconditionnel, qui crée les conditions pour qu’elles se sentent acceptées telles qu’elles sont, et puissent ainsi se reconstruire.
Cet état d’esprit implique de créer un accueil qui prenne en compte les étapes de découragement. Car sortir de la rue est un chemin complexe, qui ne consiste pas juste à retrouver un logement. Entre quatre murs, les femmes se retrouvent face à leur histoire, à des montagnes de paperasse administrative. « Passer de la rue, où il y a toujours du monde, à un studio où il n’y a personne, rend difficile la sortie de la rue. Tant qu’on bouge, ça ne nous tombe pas dessus ».
Enjeux pour les femmes et pour les professionnel·le·s
Le processus de co-construction, en œuvre dans la démarche communautaire, soulève de nombreux défis pour les professionnel·le·s impliqué·e·s : il interroge la place de chacun·e dans le réseau et vient déranger le lien usager·e-professionnel·le connu. Il représente une invitation à se positionner autrement, à mettre en action une nouvelle perspective d’apprendre les un·e·s des autres. S’ajuster aux temporalités différentes, s’inscrire dans la durée, prendre en considération les hauts et les bas des parcours de vie, les imprévus et les tensions qui guettent chaque rencontre.
Les savoirs d’expériences des femmes en situation de précarité viennent bouleverser les rapports d’inégalité et de pouvoir en place. Oser sortir d’une forme d’invisibilité pour rejoindre un espace où la parole, en tant que femme ayant l’expérience de la rue, est légitime ne va pas de soi. Les Lionnes viennent questionner les structures d’aide et d’assistance, ainsi que leurs habituels rapports de pouvoir. De bénéficiaires à actrices, elles ne quitteront l’ombre des interstices urbains qu’à condition d’être considérées à part entière et en tant que personne-ressource, dans l’interaction avec d’autres acteurs et actrices institutionnelles.
Les travailleur·euse·s sociaux de rue participent à faire valoir ce droit à la prise de parole, qui donne du sens aux trajectoires de vie, mais aussi à tout engagement social visant à « venir en aide ». Chaque pas vers l’autre demande de quitter l’ancrage d’une posture professionnelle aidant-aidé·e et de créer les bonnes conditions pour se mettre en mouvement ensemble dans une relation de réciprocité. Chaque pas d’une femme ayant l’expérience de la rue vers le collectif des Lionnes est une promesse de reconnaissance nouvelle de son parcours, de son errance, mais bouscule nécessairement les rapports humains et professionnels en jeu.
Porter politiquement un projet tel que celui-ci, basé sur l’expertise d’un public concerné, implique de recréer des espaces, où peuvent émerger des réalités qui se déploient lentement, échange après échange. Il n’est pas question de précarité, de sans-abrisme ou d’addiction, de catégories officielles. Il est question de singularités de parcours de vie, de liens avec des proches, rompus ou retissés, de l’importance d’un lieu pour permettre ces rencontres, de reprendre son souffle, de se sentir utile, de comprendre ses droits face aux événements et aux exigences administratives. On ouvre la possibilité de dire la peur de la solitude, la honte de n’être pas en forme et pourtant, du désir d’être là. En retour, il s’agit d’expliquer aux Lionnes comment fonctionnent le monde politique, les représentations qu’il véhicule, les incontournables rapports de force et la rigueur nécessaire à tout projet, pour qu’il trouve l’adhésion d’une majorité et qu’il puisse se réaliser.
Lieu d’accueil et expérience en cours
Le projet d’un lieu d’accueil en journée et d’un lieu d’hébergement pour femmes s’est ainsi concrétisé au fil des mois et des apports de chacune[3]. Se dessine maintenant la possibilité de poursuivre l’expérience, par une gouvernance qui englobe les femmes concernées. Une nouvelle étape qui fait surgir de nouvelles craintes, reflets du fonctionnement des instances politiques : « De toute façon, ça ne va pas aller comme on pense et on va nous voler notre projet », lance une Lionne dans une discussion à ce sujet. Mener ce projet, c’est faire de la broderie fine.
Ce genre de projet participatif construit avec des publics en marge implique de créer les conditions pour que différents mondes et différents rythmes puissent se retrouver autour de la table, et ainsi agir à une reconnaissance réciproque. En l’occurrence, un comité de pilotage a été créé, devenant lieu d’échanges entre toutes les actrices et acteurs impliqués, y compris les Lionnes.
La maison qui se construit de l’intérieur se veut à la fois lieu d’accueil, concret, et symbole d’une expérience « en train de se faire ». Elle est un laboratoire, enraciné dans le parcours de vie des femmes et dans les spécificités locales, et témoigne du désir, pour les actrices et acteurs sociaux engagés, de comprendre et d’agir à partir de là.
article paru sur le site Reiso
[1] Rel’Aids est une équipe de la fondation Le Relais. Elle est composée de quatre travailleur·se·s sociaux·les hors les murs qui vont à la rencontre de personnes marginalisées et stigmaitsée par l’usage de drogues, favorisant le développement de démarches communautaires.
[2]Pourtant, 30% des personnes sans-abris seraient des femmes, comme le rappelle un article du Temps
[3] Le Canton de Vaud a également apporté sa contribution et Caritas Vaud, association expérimentée dans le logement de transition, s’est impliquée.