Pourquoi diable ai-je entrepris cette traversée du Jura à pied, de Porrentruy à Genève par cet été brûlant de 2015?

C’est le genre d’interrogation que l’on a le matin, devant son café et ses tartines.Pour m’assurer que je puisse toujours aller où je veux, quand je veux, par mes propres moyens? Pour me prouver qu’à mon âge je suis encore capable de cheminer des jours, de croupes en vallons, de combes en crêtes? Ce sont questions d’humain assis.

En route, passé le premier quart d’heure sur le sentier, l’esprit laisse derrière lui les pourquoi et les doutes: on marche. L’important alors, c’est la prochaine halte, dix minutes toutes les heures. C’est la gorgée d’eau tirée de la gourde, la hanche douloureuse après quelques kilomètres, cette montée abrupte que la carte laissait pourtant prévoir. Marcher, c’est comme vivre: tant qu’on est en mouvement, on n’a que peu le loisir d’en rechercher le sens.

Mais cela ne veut pas dire que l’on se change en brute, uniquement préoccupée de soi-même, indifférente au reste de la planète! Si la rumeur du monde est estompée, elle n’en reste pas moins présente, tout comme les signes, que l’on relève au passage, de la bêtise humaine! Ainsi j’ai noté, arrivant à une étape, alors que la Grèce était mise à genoux, que le principal quotidien de Romandie faisait sa manchette du grave problème des oisillons étouffés dans leur nid par la canicule. Quelques jours après, le même phare de l’intelligence évacuait en une ligne la noyade en Méditerranée d’un millier de migrants, tandis que sa une traitait de la question essentielle de la chasse aux caleçons de bain non conformes dans nos piscines.

Plus loin, traversant un troupeau de grasses génisses, j’ai souri en pensant aux barrages routiers édifiés par les éleveurs français. Pour calmer leur colère, le gouvernement a mis sur pied, dans l’urgence, un plan d’aide. Sachant que la France « socialiste » admet sans discussion le dogme libéral, sachant que celui-ci exige le respect absolu de la concurrence libre et non faussée, sachant que toute subvention, toute intervention de l’Etat, est considérée comme une entrave à la-dite concurrence, je me suis demandé combien de temps ce plan tiendrait, face aux exigences des gnomes de Bruxelles.

Puis j’ai pensé répondre vertement à tel cinéaste vaudois, promoteur de la politique sioniste, qui venait de brocarder ses collègues opposés à la collaboration entre le Festival de Locarno et l’Etat d’Israël. C’était au sortir de la Combe Grède. En sueur, je préparais dans ma tête quelques phrases bien senties, lorsque je me suis retrouvé face à une plaque de marbre. Saluant la mémoire d’un promeneur décédé ici-même, elle disait: « Si le Seigneur t’a rappelé à lui, c’est parce qu’il t’aimait ».

J’ai alors tout oublié, cinéma, indignation, colère, pour ne plus me mettre qu’à souhaiter très fort d’être épargné encore longtemps par cet amour-là!

Michel Bühler