On néglige souvent l’impact sur la santé d’un mauvais état bucco-dentaire. Sonya Butera et Brigitte Crottaz, députées médecins membres de la commission de la santé publique, nous expliquent les tenants et aboutissants d’une  telle initiative

 

1)      Nous savons aujourd’hui qu’une partie de la population renonce à se faire soigner à cause du coût, quelles conséquences cela peut-il avoir sur la santé en général ?

Sonya Butera : Les affections bucco-dentaires courantes sont d’origine bactérienne (d’ailleurs, la maladie bactérienne la plus répandue au monde est la carie !). En l’absence de soins, ce sont des foyers infectieux pouvant représenter un risque pour la santé générale. Les pathologies parodontales ont, par exemple, été incriminées dans les accouchements prématurés (Offenbacher et al., 2006) ; en présence d’une candidose buccale, il est fréquent que toutes les voies digestives soient également infectées avec des répercussions sur l’équilibre gastro-intestinal…

Brigitte Crottaz : La mauvaise santé buccale a bien sûr des conséquences locales, avec infections et risques de pertes de dents, mais aussi générales, puisqu’un lien a pu être démontré entre des infections parodontales et le développement de l’athérosclérose. D’autre part, un édentement partiel ou un mauvais appareillage conduit à des troubles de l’alimentation en raison des difficultés de mastication et donc à une possible altération de l’état général ou aggravation de maladies sous-jacentes, comme par exemple le diabète.

 

2)      De ce fait, est-ce que l’introduction d’une assurance publique de soins dentaires pourrait faire diminuer le coût global de la santé ?

S.B. : La cavité buccale n’est pas indépendante du reste du corps. Si l’on pense au simple fait que les premières manifestations « visibles » des méfaits du tabac sont situées au niveau de la cavité buccale, on imagine facilement quel impact le dépistage précoce par une hygiéniste dentaire, un médecin dentiste ou une assistante en prophylaxie pourrait avoir. Donc, oui, très clairement mais les effets sur le coût ne seront pas immédiats. Il est surtout envisageable qu’à terme, en renforçant la prise en charge prophylactique individuelle, une assurance publique de soins dentaires permettra de diminuer le coût moyen des soins dentaires….

B.C. : Il est difficile de faire des prévisions économiques. Ce n’est que sur le long terme que l’on pourra démontrer l’amélioration de la santé générale par une meilleure santé dentaire et, par conséquent, une possible réduction des coûts de la santé.

 

3)      Nous avons déjà lu les premières salves venant de la société des médecins-dentistes qui prétendent que l’introduction d’une telle assurance ferait baisser la responsabilité individuelle. Que leur répondez-vous ?

S.B. : Ce n’est pas parce que des prestations sont remboursées que les patients y recourent plus que nécessaire. Lors de la récente votation sur l’initiative « l’avortement est une affaire privée », on a beaucoup entendu que le remboursement de l’IVG incitait les femmes à l’utiliser comme moyen de contraception…

A mon avis, c’est justement par un accès régulier à un professionnel de la santé buccale que la responsabilité individuelle du patient se verra renforcée, car il sera plus informé sur sa situation !  « J’ai une carie, OK, on me la soigne, OK… maintenant, comment éviter d’en avoir des autres ? »
En Suisse, la prévention de la carie dentaire est incluse depuis longtemps dans les programmes de santé publique et l’ensemble des efforts préventifs a donné d’excellents résultats. Toutefois, mis à part les contrôles dentaires scolaires individuels, il s’agit essentiellement de prévention de groupe. L’efficacité de ces mesures est arrivée à ses limites (tout le monde sait qu’il faut se brosser les dents ou éviter de manger du sucre) et la prévention individuelle doit prendre le relais… ce n’est que par une prise en charge individualisée qu’un patient pourra être entièrement responsabilisé. Pour illustrer mes propos, je citerais l’exemple de la prise en charge d’un patient suite à un incident cardiaque: le suivi est individualisé et il ne viendrait à personne l’idée de reposer la resposabilité du patient uniquement sur les campagnes publiques de programmes préventifs comme « ça marche ».

B.C. : La discussion sur la responsabilité individuelle existe aussi dans la LaMal, où les 10% des frais à charge des patients ainsi que la franchise ont pour but de rendre les patients conscients des coûts qu’ils engendrent. Malgré tout, lorsque l’on souffre d’une maladie chronique nécessitant un traitement coûteux, et à vie, quel est le sens de cette responsabilisation ? Dans le cas de la médecine dentaire, je doute qu’il y ait surconsommation comme on peut le craindre en médecine générale. Personne ne va de gaieté de cœur subir un traitement dentaire alors que l’on connaît la tendance à l’abus qui peut s’observer en fin d’année, lorsque la franchise est atteinte et que certains patients souhaitent divers examens diagnostics sans raison médicale.

 

4)      Dans le débat sur l’introduction de la Lamal en 1994, le refus d’inclure les soins dentaires dans l’assurance de base a été justifié par certains sous-prétexte que ce ne serait que de l’esthétique. Qu’en pensez-vous ?

S.B. : L’esthétique en médecine dentaire a connu un essort similaire à celui de la chirurgie plastique. Il ne sagit pas ici d’inclure les prestations médico-dentaires de nature cosmétique dans le catalogue de prestations à l’instar de ce qui se pratique en chirurgie (exclusion des actes chirurgicaux à but esthétique).

B.C. : La partie esthétique de la médecine dentaire devra être clairement définie. L’orthodontie, même lorsqu’elle ne remplit pas les critères fixés par l’AI, est souvent indispensable pour une bonne occlusion dentaire, une mastication efficace et ainsi la possibilité d’éviter des surcharges de forces sur certaines dents qui nécessiteraient plus tard des traitements. Pour le reste, le détartrage régulier comme prévention, le traitement des caries ou le remplacement de dents dévitalisées ou cassées ne revêt pas un caractère esthétique. Toutes nos dents (hormis les dents de sagesse) sont utiles à une mastication régulière et symétrique.

 

5)      En quel sens la création d’un réseau de policliniques dentaires publiques peut-il se justifier ?

S.B. : Elle complèterait l’offre en soins des cabinets privés à l’instar de ce que font les cliniques dentaires scolaires (gérées par les communes). Dans tous les domaines de la médecine, il existe une offre en soins tant publique que privée. Aussi, certaines populations de patients nécessistent des compétences ou des plateaux techniques qu’il serait indiqué de ne pas limiter à la seule région lausannoise, cette disponibilité pouvant  être assurée par un tel réseau

B.C. : La structure d’une policlinique représente l’avantage d’une prise en charge en urgence de certains traitements, de la même façon que les policliniques médicales. Elles ne doivent cependant pas remplacer les médecins dentistes indépendants, mais collaborer avec eux. Ce serait une dérive que d’imaginer que les policliniques effectuent les soins couverts par une assurance dentaire alors que les dentistes indépendants ne se chargeraient que de traitements « haut de gamme ». L’assurance devrait rembourser indifféremment tous les médecins dentistes.

 

6)      Quelle est l’importance d’une prévention chez les enfants en âge de scolarité alors que l’on peut craindre que pour des raisons d’économies, elle diminue ou disparaisse ?

S.B. : La prévention est l’un des piliers de la médecine moderne !

La période de l’enfance et de l’adolescence est le moment pendant lequel s’aquière une multitude de comportements… Ceux-ci ne sont, fort heureusement, pas le seul résultat d’un apprentissage au sein du noyau familial. Les pairs, l’école et l’ensemble des lieux fréquentés contribuent à cette acquisition.
En fait, si l’on regarde de plus près les programmes de prévention, on s’aperçoit que certains messages préventifs sont utiles à la prévention de plusieurs problèmes de santé… un bon exemple est l’alimentation : éviter des sucreries et choisir des crudités comme 10 heures n’est pas uniquement un message de prévention de la carie dentaire. S’il fallait envisager des économies dans la prévention, il faudrait plutôt chercher à rationnaliser les messages.

B.C. : La prévention chez l’enfant est indispensable pour maintenir une bonne santé bucco-dentaire. Elle devrait être couplée à l’enseignement d’une bonne hygiène alimentaire. Cependant, une fois le diagnostic posé, les enfants de groupes socio-économiquement faibles ne peuvent souvent pas bénéficier  des soins qui seraient indiqués en raison des coûts qu’ils engendrent.

7)      Pour un salaire mensuel de 5’000.-, la cotisation annuelle équivaudrait à 300.- pour un salarié. Que pouvons-nous nous faire soigner actuellement pour ce montant ?

S.B. : Si l’on applique le tarif des assurances sociales (3.10),  ce montant couvre amplement un contrôle annuel ainsi que des soins de prophylaxie (détartrage, fluoration…). Si une petite obturation s’avère nécessaire, on arrive à peu près à ce montant.
Ce sont les soins plus chronophages tels que les traitements de racine qui sont plus coûteux… toutefois, si un patient consulte régulièrement, il y a plus de chances qu’une carie soit interceptée avant qu’un traitement de racine ne soit devenu nécessaire : la carie est de moindre étendue et peut être soignée par une simple obturation, bien moins coûteuse…

B.C. : La somme de 300.- par an couvrirait sans problème la prévention par un détartrage annuel, voire semestriel chez certains patients où il serait indiqué. Le reste de la somme serait mis en réserve pour faire face à des traitements onéreux comme des traitements de racine, des mises en place d’implants ou la réalisation de prothèses, ces événements survenant généralement et fort heureusement plus tard dans la vie. La difficulté sera de définir quel traitement est adapté pour chaque patient en faisant abstraction de son niveau socio-économique et en évitant une médecine dentaire à deux vitesses. Après quelques années d’exercice, il sera plus aisé de définir si ce niveau de cotisation est suffisant ou s’il doit être adapté.

Propos recueillis par Céline Misiego