Cette loi est censée remplacer, moderniser, la loi fédérale sur le séjour et l’établissement des étrangers (LSEE). Trois quarts de siècle après l’adoption de cette dernière, c’est le même esprit qui l’habite, celui de la peur des étrangers, état d’esprit incarné par cette vieille théorie de l'”Überfremdung”: peur de la surpopulation étrangère, peur surtout de l’altération excessive de l’identité nationale. C’est là une traduction rendant mieux compte de la composante raciste de ceux qui ont mis ce concept au coeur de la politique des étrangers en Suisse, et qui ont fait de cette politique une lutte contre les communistes, les juifs, les étrangers, “inassimilables, indésirables, ressortissants de pays qui n’ont pas les idées européennes, apatrides, ceux qui n’ont pas de papiers nationaux“. Ces termes datent des années 1930 et 1940. Ils sont ainsi dans la droite ligne de ce racisme d’Etat, qui a marqué la Suisse du XXe siècle, et dans lequel nous restons désespérément englués.

Je préfère pour ma part à cette Suisse frileuse et nationaliste du XXe siècle la Suisse ouverte au monde du XIXe siècle. Ouverte au monde, puisque ses pauvres partaient pour survivre. Parce que c’était un pays d’émigration ensuite, comptant un demi-million d’étrangers en 1914 – il fallait bien déjà des bras pour construire les grands chantiers ferroviaires, le Gothard ou le Simplon. Comparé à cette loi contemporaine, c’est un souffle d’air frais qui nous vient de cette Suisse du tout début du XXe siècle. Avant la Première Guerre mondiale, la liberté de déplacement et d’établissement grande. De 1876 à 1920, la naturalisation était possible après deux ans de séjour.

La peur de la Révolution bolchevique, la grève de 1918 vont modifier ce climat. 1917 voit la création d’un Office central de police des étrangers, puis le Conseil fédéral porte à six ans le délai pour la naturalisation. En 1925 sera introduit dans la Constitution un nouvel article permettant l’expulsion d’un étranger. Un homme a marqué cette politique, Monsieur Heinrich Rothmund, chef de la Police des étrangers en 1917, toujours là en 1954, définissant une politique restrictive visant à faire que le plus petit nombre possible de travailleurs étrangers parviennent à l’établissement – tout faire pour que ces travailleurs étrangers ne se fixent pas en Suisse de manière durable. C’est l’esprit de la loi d’aujourd’hui.

Les migrations sont toujours douloureuses, elles ne sont pas des choix légers, des voyages de touristes. Nul être humain ne quitte sans autre son pays, sa culture, sa famille. Mais nous sommes dans un monde où les violences, les inégalités poussent les humains à traverser les frontières, comme les marchandises, comme l’argent. La loi sur les étrangers ne fait que remettre un mur, constitué d’ailleurs de façon très paradoxale par les pays de l’Europe dont la majorité de cette assemblée ne veut pas.

A Gauche toute ! ne veut pas d’une loi sur les étrangers qui sent la naphtaline et qui n’a même pas l’excuse de dater de 1931. Notre pays a besoin d’une loi générale sur les migrations, d’une loi pour une société qui a pris acte que les murs réels avec des miradors ou les murs administratifs ne peuvent empêcher le déplacement des êtres humains. A terme, seul l’objectif d’une libre circulation des humains est réaliste, et seule l’est aussi l’égalité des droits entre ces mêmes humains, afin qu’ils soient des partenaires à part entière.
Nous avons besoin d’une loi qui prenne en compte la richesse des migrants, au lieu d’en voir la charge seulement. Sans eux, ce pays ne tournerait pas; ils ont besoin de la Suisse, mais la Suisse a besoin d’eux. Nous avons besoin d’une politique active d’intégration, vue non pas comme une adaptation aux normes, mais comme une démarche réciproque. Nous devrions investir dans l’intégration, nous donner les moyens de former et d’informer. La gauche, contrairement à ce que pensent et disent certains, n’est pas “pour” les migrations. Elle ne fait que constater que l’économie et la violence les provoquent. Nous aimerions finalement que les autorités de ce pays régularisent enfin le séjour des sans-papiers. Pour toutes ces raisons, parce que nous avons pour la Suisse l’ambition de pouvoir concilier migrations et égalité des droits, que nous voulons pouvoir regarder dans les yeux nos collègues et amis venus du monde entier, que nous voulons être fiers d’être Suisses, que nous aimons ce pays, comme l’aiment d’ailleurs ces femmes et ces hommes venus d’ailleurs, nous invitons, à renvoyer cette loi sur les étrangers à son expéditeur!

Marianne Huguenin