On attribue souvent aux régimes de Ronald Reagan et Margaret Thatcher d’avoir été les premières expériences d’un « néolibéralisme réellement existant ». C’est oublier que six ans avant l’arrivée au pouvoir de la dame de fer, le général Pinochet, avec le concours plus ou moins direct de la CIA, renversait le pouvoir démocratique au Chili et imposait par une dictature militaire les préceptes économiques libéraux de l’école de Chicago. On comprend aisément que les croisés du marché ne s’y réfèrent guère: cette nouvelle « révolution conservatrice » n’a pas débuté dans les urnes, mais dans le sang, la répression, la torture et la terreur.

Coup d’Etat contre la démocratie
En 1970, le peuple chilien plaçait au pouvoir son premier président élu sur un programme socialiste, Salvador Allende. Très populaire, porté par un engouement inédit, il mit en place un nombre important de réformes progressistes, parmi lesquelles la légalisation du divorce, le renforcement des politiques sociales, la redistribution des terres en faveur des paysans pauvres ou la nationalisation sans indemnités des mines de cuivre. Cette dernière mesure, à proprement parler révolutionnaire, suscita immédiatement une vive réaction des Etats-Unis de Richard Nixon: à son ambassadeur au Chili, la président américain ira jusqu’à déclarer qu’« il faut écraser ce fils de p… le plus tôt possible », tant la perspective d’une expansion de la démocratie en Amérique du sud, potentiellement défavorable aux intérêts commerciaux et industriels étasuniens, apparaissait comme inacceptable aux yeux de Washington. Afin d’empêcher toute expansion de cette « tâche d’huile démocratique », la CIA renforça ses opérations de déstabilisation du régime Allende – entamées dès les années soixante contre les mouvements progressistes – afin d’alimenter un climat propice à un coup d’Etat conservateur. Ces manœuvres culmineront après l’élection d’Allende par la mise en place d’un blocus économique, le financement de groupes armés d’extrême-droite ou l’organisation d’opérations de sabotage, à l’image de la grève des camionneurs de 1972. Dans un contexte économique difficile et sur fond de divisions de la gauche chilienne, elles contribueroint à la chute du régime démocratique et à la prise du pouvoir par le général Pinochet, lors du coup d’Etat du 11 septembre 1973, le plus sanglant qu’ait connu l’Amérique du sud au XXe siècle.
Parmi les premières mesures prises par la junte nouvellement à la tête du pays, mentionnons la dissolution du Congrès national, l’abolition de la liberté de la presse, l’interdiction des syndicats et partis politiques ou l’instauration de la peine de mort pour les grévistes de certains secteurs. Cette dictature, qui durera dix-sept ans, tuera, torturera et emprisonnera des milliers de citoyens, pendant que l’opération Condor soutenue par la CIA s’employait, au Chili comme dans les autres régimes autoritaires d’Amérique latine, à réprimer dans le sang toute contestation politique, sur fond d’hystérie anti-communiste.

Autoritarisme politique et néolibéralisme
Bien avant que le général Pinochet ne mène l’offensive militaire, c’est une autre bataille, économique et idéologique, qui avait été préparée, de sorte qu’au soir du 11 septembre, les fondations intellectuelles et théorique du projet néolibéral étaient déjà posées. C’est en effet dans les années 50, en réaction au keynésianisme alors dominant, qu’un certain nombre d’intellectuels entreprirent un véritable projet de refondation libérale autour notamment de la pensée économique de Milton Friedman. Dès 1956, une vingtaine d’étudiants en économie chiliens furent formés à cet effet au monétarisme et au libre marché, dans le cadre d’un programme d’échange avec l’Université de Chicago. Connus comme les « Chicago boys », proche des milieux conservateurs chiliens, ils furent chargés par la junte d’appliquer les contre-réformes économiques enseignées par Friedman, lequel d’ailleurs se rendra à Santiago en mars 1975 pour conseiller personnellement le régime militaire. Cette congruence entre un régime politique autoritaire et la mise en place de politiques économiques ultra-libérales ne doit rien au contingences historiques: le projet économique des Chicago boys comprenait des mesures tellement radicales et violentes que, selon Naomi Klein (auteur de « La Stratégie du choc, la montée d’un capitalisme du désastre »), elles n’auraient pu être menées dans aucun pays démocratique en raison de leur impopularité et des résistances populaires: c’est bien sur un Etat fort que s’est bâti le paradigme néolibéral. Partant de là, la journaliste avance dans son dernier ouvrage la thèse de l’utilisation politique d’une véritable « doctrine du choc » permettant l’imposition de contre-réformes radicales à la faveur d’un événement ou d’une crise particulièrement violente, propre à « anesthésier » les résistances populaires à la domination capitaliste (un coup d’Etat, un attentat, une catastrophe naturelle, …) Dans le cas du Chili, comme le dira Serge Halimi, « la dictature militaire offre [aux Chicago boys] une discrétion totale qui leur permet d’agir à leur guise en utilisant les Chiliens comme des souris de laboratoire » (Le Grand Bond en arrière, p. 359).

Conséquences sociales de la « thérapie de choc » néolibérale
Parmi les « expériences » économiques menées dès 1974, la junte privatisera nombre d’entreprises d’Etat, coupera drastiquement dans les budgets sociaux ou imposera la retraite par capitalisation, ceci d’une manière volontairement brutale et rapide: Friedman lui-même prônait une telle stratégie du choc pour rendre possible les contre-réformes néolibérales (Klein, p. 67)
Les conséquences sociales des nouvelles politiques économiques seront désastreuses pour le pays. Le taux de chômage passera ainsi de 4.8% sous Allende à 17.9% en 1978, puis 31% en 1983 (Marie-Noëlle Sarget, Histoire du Chili, 1996). Sans surprise, les disparités sociales s’accentuèrent: entre 1972 et 1977, le revenu des salariés dans le PIB passa de 64% à 38%, tandis que les 5% de chiliens les plus riches voyaient leurs revenus exploser (passant de 25% du PIB en 1972 à 50% en 1975). Dès les premières années du régime, une grande partie de la population fut plongée dans la misère, pendant que la mortalité infantile progressait. Si le pays connut une croissance importante, celle-ci profita principalement aux plus fortunés, dans un contexte de liquidation des conquête syndicales: le « miracle chilien » s’est ainsi réalisé au profit des privilégiés. Entre 1974 et 1989, les revenus des 10% des ménages chiliens les plus riches augmentèrent 28 fois plus vite que les 10% des ménages chiliens les plus pauvres. Au-delà des conséquences strictement économiques, la thérapie de choc néolibérale eut également (et continue de produire) des effets désastreux sur les solidarités traditionnelles, fragilisant considérablement le tissu social.

L’héritage de Friedman
Que reste-t-il du projet néolibéral ? Il est piquant de souligner qu’aujourd’hui, dans l’un des lieux centraux de sa conceptualisation, le néolibéralisme est fortement délégitimé. Ainsi, en juin 2008, quand le président de l’Université de Chicago annonça la création d’un « institut Milton Friedman » doté de 200 millions de dollars, plus de 100 professeurs de cette même Université publièrent une lettre de protestation, indiquant que « Les effets de l’ordre global néolibéral, construit largement à la faculté d’économie de l’Université de Chicago, n’ont en aucun cas été uniquement positifs. Pour beaucoup, le néolibéralisme a eu des effets négatifs sur la majorité de la population mondiale ». On ne saurait mieux dire. Même au coeur du pouvoir politique étasunien, les langues se délient, des tabous tombent: en février 2003, Colin Powell, alors secrétaire d’État, a déclaré : « Je ne suis pas très fier de ce que nous avons fait au Chili dans les années 1970 et de notre rôle dans ce qui s’est passé avec M. Allende. Cette époque ne fait pas partie de l’histoire étatsunienne dont nous pouvons nous vanter. »

Julien Sansonnens

Pour aller plus loin:
– Naomi Klein « La Stratégie du choc, la montée d’un capitalisme du désastre », Actes sud, 2007
– Serge Halimi « Le grand bond en arrière », Fayard, 2006