Force est de constater : la gestion publique de l’espace urbain emprunte toujours davantage au management privé. Les gestionnaires de nos cités — souvent socialistes ou verts — s’empressent effectivement de décharger la collectivité de certains pans du service public : la privatisation des tâches d’entretien des transports lausannois (TL) en constitue un exemple. Quant à l’aval donné par les roses-verts au conseil d’administration des TL pour l’augmentation des prix de ces derniers, on se demande si c’est pour promouvoir l’égalité des citoyens face à la mobilité ou si cela constitue plutôt des mesures en faveur de l’écologie.

Si une gestion privée des services dédiés à la collectivité ne semble pas effrayer les pouvoirs publics, ces derniers ne sont pas non plus intimidés par l’accaparement privé du sol. Ainsi, ils ne font strictement rien contre le développement en Suisse — notamment dans la banlieue lausannoise, à Jouxtens-Mézery — des gated communities, ces espaces résidentiels fermés derrière lesquels les ploutocrates de l’humanité se barricadent à coup de caméras et grillages électrifiés. Nos gouvernants bradent aussi allègrement au privé un monument comme le Château de l’Aile à Vevey, et sont même reconnaissants envers le mécène qui a bien voulu reprendre un tel bijou pour un franc symbolique ! Il leur aurait été bien évidemment impossible de penser à une autre affectation qu’à des appartements luxueux…

Comment se fait-il que ce processus de privatisation de l’espace public rencontre si peu de résistance ? Une des explications que nous aimerions présenter ici est celle d’un glissement symbolique ou d’une montée en puissance de la “novlangue” néolibérale. Les élites parlent ainsi de moins en moins de gouvernement et laissent place au terme “gouvernance” : quand le gouvernement pouvait parfois être conduit au nom de l’intérêt général, la gouvernance, elle, induit une perméabilité et une réceptivité particulière aux lobbys privés. De même, lorsque la solidarité laisse place à la cohésion sociale ou l’écologie au développement durable, c’est en réalité l’idéologie dominante qui cherche à casser toute conflictualité, à dissimuler les rapports de classe et les conflits d’intérêts. Les élites, dans leur lutte pour perpétuer la monopolisation du pouvoir, produisent en fait des représentations du monde social complètement lisses et dépolitisées. Cette dictature du signifiant laisse apparaître les partenariats public-privé comme une source inépuisable de progrès et de (post)modernité.

C’est précisément dans cet esprit que sont pensés les nouveaux projets de gentrification des villes, à l’instar du projet “Métamorphose” de la municipalité de Lausanne. Grâce à quelques abus de langage et une certaine créativité au niveau sémantique, les autorités de la ville pensent convaincre la population de l’importance que revêt pour la collectivité la mise en place d’éco-quartiers, une des facettes du projet “Métamorphose”. Toutefois et contrairement au quartier Vauban de Fribourg-en-Brisgau, le projet lausannois, en l’état, n’inclut que les aspects écologiques et de mixité intergénérationnelle; la mixité sociale, à travers de nombreux loyers subventionnés, et une large mise à disposition des terrains à des coopératives d’habitation ne sont, quant à elles, pas souhaitées. Le caractère hyperbolique du nom de ce projet tente seulement de masquer l’infime inflexion des politiciens en direction d’un certain développement durable. Le projet “Métamorphose” demeure en réalité kafkaïen: il n’est qu’un fourre-tout de politiques néolibérales ne remettant aucunement en question l’aménagement capitaliste de la ville. Ces politiques publiques “bobo-ludiques”, par les représentations sociales qu’elles produisent, tentent en fait de masquer superficiellement l’ordre capitaliste et la domination des élites. Or, ce type de domination est très pernicieux car il ne se dit pas, il avance masqué (comme la sociale-démocratie), ne s’assume pas et remplit une fonction puissamment normative.

Les courants politiques roses-verts sont assurément les plus habiles à mener ces processus de normalisation. Par l’emploi de concepts dépolitisants, ils déploient alors une rhétorique de la fin de l’histoire, une sorte d’amour universel mais … dans des bistrots branchés, bien sûr. Un exemple d’une vraie politique urbaine progressiste qu’ils ont instituée ? Peut-être celle qui consiste à faire travailler des requérants d’asile pour quelques francs symboliques dans des associations de location de vélos. Ah ça, c’est une belle initiative en faveur de l’intégration ! Autant que les requérants s’habituent très vite au type de salaire qu’ils percevront par la suite, dans un hypothétique cas d’admission. Voilà donc le summum du progressisme rose-vert : la célébration naïve de l’altérité, oublieuse du combat le plus essentiel — celui de l’égalité. Ainsi vont nos politiques dépolitisants : ils tentent de nous faire passer de simples séances d’information pour d’ambitieux processus participatifs; ou alors, sous couvert de lutte contre l’insalubrité et de mise aux normes de sécurité, ils expulsent les squatters et tuent toute initiative se projetant réellement hors de l’espace marchand. Faire passer “des vessies pour des lanternes” est le propre de la maïeutique néolibérale.

De fait, la “novlangue” utilisée par nos élites ne fait que voiler le vaste programme de marketing urbain qu’est la gentrification. A ce titre, on nous rappelle à souhait que la ville doit aussi penser à attirer les hauts revenus, cela pour le bien du plus grand nombre. On commence à connaître la chanson : aider les riches servira à soutenir la population. La cité se développe et se pense désormais uniquement au travers d’un aménagement susceptible d’attirer de “bons” citoyens. Pour séduire ces derniers, nos autorités n’ont de cesse de valoriser et d’exhiber au maximum les moindres atouts de la région et l’once du moindre patrimoine. Cette production symbolique, et la vente qui s’en suit, demeure avant tout destinée à l’exportation. N’oublions pas qu’il faut attirer à tout prix les riches étrangers ! Résumons donc l’essence des nouvelles politiques urbaines : exploiter au maximum, vendre et exporter. Pas de doute, c’est bien le Moloch que l’on combat.

Dans le cadre d’une telle dynamique, les représentants politiques lausannois et vaudois se sont par exemple rendus en Chine afin de vendre leur capitale comme “le” centre administratif international du sport. Mais parlons-en de l’idéologie que véhicule le sport de compétition ! Pour Paul Ariès et Charlotte Belge, « il offre la forme principale par laquelle la société capitaliste se donne en spectacle, notamment auprès des plus faibles : spectacle de la compétition et de la marchandisation à outrance, “naturalisation” de l’esprit de concurrence, banalisation de l’existence de “gagnants” (les killers) et de “perdants” (losers) responsables de leur échec » .

Dans l’orientation prise par ces nouvelles politiques, la création et l’exploitation de représentations normatives des centres urbains ne sont que le reflet d’un processus global. Les villes suisses, tout comme d’autres cités étrangères, tentent effectivement de créer des pôles de compétences (humanitaire; sport; industrie du tabac; etc.) et s’inscrivent pleinement dans la guerre de la mondialisation. Par cette lutte effrénée à l’aménagement des meilleures conditions pour les élites internationales, nos villes participent alors activement au développement inégal de la planète. Une municipalité comme celle de Lausanne, par exemple, « se transforme en agence de développement utilisant tous les moyens de l’Etat en faveur du capital au détriment de l’économie locale et des besoins des citadins, à commencer par le logement » . La méthode préférée de nos municipalités pour parvenir à leurs fins : la défiscalisation des personnes morales ainsi que des personnes physiques fortunées. Aussi, les “villes centres” du capitalisme sont en train de marginaliser encore plus une périphérie où croupit une “armée de réserve”.

Si la dynamique de gentrification des centres urbains du Nord se cache derrière une sémantique dépolitisante et sans aspérités, elle peut également être promue par l’art : les images peuvent parfaitement prendre le relais des mots dans la diffusion symbolique du néolibéralisme. C’est le cas de l’art contemporain qui, comme le relève Benoît Eugène, procède souvent à la stigmatisation de la plèbe. Alors qu’il faudrait « des représentations pour comprendre et agir, et non des objets de contemplation, c’est-à-dire d’hypnotisme » , la production artistique actuelle « semble avoir presque totalement délaissé tout effort de représentation des dynamiques sociales qui expliquent la forme du monde » . L’art contemporain comme vecteur de gentrification, les autorités vaudoises l’on bien compris : le projet de nouveau Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne est vendu comme projet culturel et populaire alors qu’il est avant tout ancré dans une démarche commerciale et élitiste.

La régression sociale avançant de concert avec la “novlangue”, comme nous l’avons vu, commençons donc de notre côté par réintroduire un vocabulaire exprimant les tensions sociales et les rapports de forces : cela reste assurément plus bénéfique pour une politisation à long terme. Refusons de “surfer” sur les effets de mode ! La LCR et le PCF qui réfléchissent à abandonner le terme “communisme” — mais cela pour quelle mode ? celle du jeunisme (néolibéral) ? — laissent à penser… A contrario, nous soutenons qu’il faut, comme le dit Alain Badiou, poser plus que jamais l’hypothèse communiste pour l’émancipation de toutes et tous.

Philippe Somsky

<i>1] Paul Ariès et Charlotte Belge, « Faut-il boycotter les JO ? » in Le Sarkophage, 12 juillet/13 septembre 2008.
2] Benoît Eugène, « La parabole de Giono » in Villes et résistances sociales, Agone 38/39, 2008, p. 8.
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