Vers un « tsunami fiscal »
Le Conseil d’Etat nous propose un plan historique de baisse d’impôts au profit des entreprises, « la plus grande réforme fiscale depuis les années 1940 », comme l’a précisé Monsieur le Conseiller d’Etat Broulis. (24Heures, 8 octobre 2014). D’autres personnes évoquent carrément un « tsunami fiscal », un terme qui n’est pas de notre crû mais de celui d’un certain nombre d’entrepreneurs qui s’exprimaient avec enthousiasme dans 24Heures du 26 septembre 2014.
Pourtant, pour les défenseurs des salariés du secteur privé comme de ceux du secteur public et pour tous ceux qui sont fortement attachés à la défense du service public, les raisons de s’opposer ne manquent pas. Et c’est notre cas.
Un taux négocié avec des privés
Le plan propose de baisser le taux de l’imposition des bénéfices des entreprises et de le faire passer de 23,48% (taux net 2013, commune de référence : Lausanne) à 13,79% à l’horizon 2020. Dans la foulée, les « tarifs spéciaux » d’un certain nombre d’entreprises qui sont pourtant particulièrement chers au cœur du gouvernement seraient supprimés. Il n’y aurait dès lors qu’un seul taux pour tous, ce qui sur le principe n’est pas pour nous déplaire.
Or, afin de ne pas contrarier ces entreprises actuellement privilégiées, au risque de les voir quitter le canton, le niveau du taux doit être le plus bas possible aux yeux du Conseil d’Etat et juste calculé afin qu’elles le considèrent comme acceptable. Ce taux de 13.79% a été choisi, comme l’explique Monsieur le Conseiller d’Etat Broulis dans 24Heures du 3 avril 2014, car « d’après nos contacts, c’est ce qu’elles sont d’accord de payer ». Bel aveu sur les aspects de soumission d’une stratégie à des intérêts privés.
Tirer vers le bas le taux unique dans ce but conduit à une politique de sous enchère. Une politique qui ravit bien entendu la CVCI, la FPV, et la CVI qui plaidaient depuis longtemps pour un taux de 13%, sollicitation qui avait reçu longtemps une fin de non recevoir du gouvernement et du défenseur de « l’impôt heureux ».
Nous reviendrons ultérieurement sur les mesures compensatoires qui sont des sucres destinés à faire passer la pilule d’une baisse massive de rentrées fiscales.
Une massive baisse des rentrées fiscales
Selon le gouvernement, les pertes fiscales se monteraient à 440 millions bruts. 50 millions devraient être récupérés grâce à la hausse des recettes provenant des entreprises « à tarifs spéciaux », ce qui devrait représenter à terme une perte nette de 390 millions.
Les pertes en réalité seront beaucoup plus élevées. En effet, la perte de 440 millions calculée par le Conseil d’Etat est basée sur la base d’une comparaison des recettes entre une année A au taux de 13,8% et l’année 2016. Or, en 2016, le taux brut aura déjà passé de 23,38%, du début du processus, à 22,08%. La différence de taux entre 2016 et l’année A est inférieure à celle entre 2013 et l’année A, le montant de la perte est ainsi réduit.
Pour connaître le montant de la diminution des rentrées par rapport aux recettes d’aujourd’hui, il faudrait comparer les recettes d’aujourd’hui à l’année A qui est de 13,8%. Cela donne une perte de 527 millions par an ! Et le gouvernement reconnaît en plus comme aléatoire le montant de la compensation fournie par les entreprises. Il indique en page 21 de l’EMPL « qu’il n’est pas certain de pouvoir atteindre l’augmentation espérée des recettes pour les sociétés de base ». Nous partons donc de l’idée que ce ne seront pas une perte de 390 millions de recettes fiscales qu’il faudra envisager mais bel et bien un manque de 530 millions.
Un demi milliard de baisses fiscales. Au profit de qui ?
Les entreprises se sont-elles engagées à augmenter les salaires ? Que nenni. On nous répondra qu’il s’agit surtout de préserver l’emploi, un souci légitime. Mais voilà, dans l’Hebdo du 2 octobre 2014, un expert en entreprises déclare froidement que cette manne « permettra aux entreprises de réaliser des profits plus élevés » . Un conseiller du cabinet Deloitte confirme : « les entreprises auraient davantage de moyens pour investir, distribuer des dividendes à leurs actionnaires ou pour constituer des réserves pour les mauvais jours. » (Jacques Kistler, associé chez Deloitte dans 24heures du 26 septembre 2014). Donc pas question et pas d’évocation du développement des emplois ou de l’augmentation des salaires…
Pas de garantie non plus que, s’il y a des investissements, ils se feront ici et que cela créera des postes de travail. Nous nous souvenons de l’entreprise Bobst qui a une politique de formation souvent citée en exemple mais qui a licencié massivement ces dernières années, a augmenté les dividendes de ses actionnaire et le salaire de son patron de 18% (voir l’EMPD autorisant le CE à engager un montant de 12’000’000.- pour soutenir le Centre vaudois de l’Industrie et le Centre de formation de Bobst SA, mars 2012).
Moins les entreprises vont payer, plus le financement du service public va reposer sur les salariés et les contribuables, ce qui est déjà largement le cas. Les quelques cadeaux promis à la classe moyenne ne compenseront pas cette tendance lourde.
Cela met en péril le service public, la santé, le social, la formation, les écoles, les bourses, les transports, la culture, le sport. Aujourd’hui déjà, le service public n’a pas les moyens de se développer. Tout est déjà fait pour le contracter et le réduire. Les inégalités sociales que le service public aide à réduire vont s’accroître. Les besoins des citoyens ne recevront pas de réponses. On priorisera, hélas, les moyens par rapport aux besoins dans une société à la démographie inquiétante : de moins en moins de naissances et de plus en plus de vieux, une société où les inégalités se creusent de plus en plus.
Quel est le poids de la fiscalité des entreprises ?
En 2011, année record, l’impôt sur le bénéfice a rapporté 642 millions au canton. L’impôt sur le revenu, payé par les salariés, a rapporté 3071 millions. L’impôt sur le bénéfice représentait 12,3% des recettes totales du canton, celui des salariés 58,% du même total. La même année, 30 920 personnes morales étaient enregistrées dans le canton. Celles qui ont payé des impôts cantonaux et communaux ont versé 1 milliard de francs : 690 000 au canton et 310 000 aux communes. Parmi ces personnes morales, les 700 sociétés à statuts spéciaux ont versé 167 millions (canton et communes) . Il s’agit des recettes cumulées de l’impôt sur le bénéfice et de celui sur le capital. Il n’est donc pas possible, sur ces bases, de calculer avec exactitude l’impact de la « feuille de route ». Cependant, sur ces 700 sociétés, 289 étaient des holdings qui ne paient pas l’impôt sur le bénéfice mais seulement l’impôt sur le capital.
Donc, bien que le canton accueille sur son sol un nombre inouï, à l’échelle mondiale, de sièges d’entreprises de niveau mondial et continental, les recettes issues de ces entreprises restent relativement basses pour les collectivités publiques. Cette sous fiscalisation va se poursuivre avec des baisses déjà votées jusqu’en 2016 plus la feuille de route vers 2020 – si cette dernière est acceptée, ce que nous ne souhaitons pas.-
Qu’en est-il des cadeaux promis ?
Le projet est censé « augmenter le pouvoir d’achat des familles ». Le Conseil d’Etat Pascal Broulis ne cache pas la fonction édulcorante de ces mesures : « c’est pour ça (parce que le grand public pourrait ne pas aimer un « cadeau fiscal aux entreprises ») que nous avons une feuille de route qui comporte une augmentation du pouvoir d’achat financée par les entreprises ». A noter que cette affirmation est exagérée, vu que l’aide à l’assurance maladie n’est pas financée par les entreprises.
Trois mesures entrent dans ce contexte lénifiant. Elles concernent les allocations familiales, les subsides au paiement des primes d’assurance maladie et un financement accru à la FAJE.
Allocations familiales
Si la baisse du taux de l’impôt sur le bénéfice est clair et précis, l’incertitude règne concernant les mesures compensatoires. L’EMPD multiplie les formules aventureuses : « Le Conseil d’Etat est en négociation », « Le Conseil d’Etat va s’engager », sans parler du large emploi du conditionnel. On comprend la prudence de Sioux du Conseil d’Etat puisque l’on a appris que des employeurs refuseraient de payer pour des allocations familiales.
Cela dit, même si toutes les mesures étaient acceptées, elles ne vont pas bouleverser et améliorer la situation sociale des familles et surtout pas celle des retraités fauchés.
Les allocations familiales promises ne permettront pas au canton de Vaud de parader auprès des cantons romands, même si lors de la première baisse d’impôt votée jusqu’en 2017 une augmentation avait déjà été acceptée.
Subsides aux primes d’assurance maladie
50 millions devraient augmenter les subsides. Ce titre avait été augmenté de 38 millions entre 2010 et 2011. Un montant proche de ce qui est prévu ici. Rien d’étonnant à cela : les salaires n’augmentent pas aussi vite que les primes… ou que les loyers. Nombre de salariés, mais aussi de retraités, peinent à payer leurs primes, sans parler des effets de seuil. Les dépenses en subsides ont augmenté de 8% en moyenne annuelle. Le montant prévu dans la feuille de route n’est guère que la poursuite d’une dynamique vieille de dix ans. L’EMPL reste d’ailleurs dans le flou. Les 50 millions s’ajouteront-ils à la croissance normale ou s’agit-il de la poursuite de l’indexation ? Vaud a un taux de subsidiés inférieur à la moyenne nationale (25% contre 30%). Le montant prévu, qui est de moins de 12% du montant actuel des subsides, ne sera pas de nature à modifier largement le cercle des bénéficiaires.
Accueil de jour des enfants
Selon la feuille de route, la contribution des entreprises (qui est en réalité une cotisation sur les salaires) augmenterait de 0,08% aujourd’hui à 0,16% en 2018. La FAJE recevrait ainsi 20 millions de plus par an. Un montant qui doit être rapporté à l’augmentation du subside de l’Etat entre 2011 et le budget 2015, passé de 15 à 30 millions, soit 15 millions en quatre ans. Ce montant reste totalement insuffisant en regard des besoins. Lier l’accueil de jour des enfants – notoirement cher pour les familles et surtout nettement insuffisant – le lier à la fiscalisation des entreprises est un chantage peu glorieux. Le canton devra de toutes façons investir dans ce secteur puisque le peuple a accepté la journée continue ! Des places doivent être créées. Pour l’heure ce sont essentiellement les parents qui supportent les coûts : 40% directement plus une partie par la fiscalité communale. Si les patrons acceptent cette augmentation, ce qui n’est pas garanti, on sera encore bien loin de répondre aux besoins. Quand les communes, qui perdent des dizaines de millions dans ce projet fiscal augmenteront leurs impôts, les salariés passeront encore plus à la caisse…